Archives mensuelles : août 2023

Une magie ordinaire

Roman de Kossi Efoui, publié aux éditions du Seuil en mars 2023, après Solo d’un revenant (2008 – Prix des Cinq continents de la Francophonie), L’Ombre des choses à venir (2011) et Cantique de l’acacia (2017).

Né au Togo en 1962, c’est à l’écriture de pièces que Kossi Efoui se consacre d’abord, après des études de philosophie, happé dès sa jeunesse par le théâtre. Ses pièces sont jouées sur les scènes d’Europe et d’Afrique et il reçoit le Prix Tchicaya U Tam’si du Concours théâtral interafricain en 1989, pour sa pièce Le Carrefour. Contraint à l’exil en 1992 en raison de son positionnement politique et de sa liberté de ton, une résidence de création lui permet de s’installer en France. Son premier roman, La Polka, est publié en 1998 et il reçoit en 2001 le Grand Prix littéraire de l’Afrique Noire attribué par l’Association des écrivains de langue française pour son second roman, La fabrique de cérémonies.

Une magie ordinaire est son sixième roman, son récit croise sa vie. Il est au Festival d’Avignon quand il reçoit un coup de fil de son frère – qu’il n’a plus entendu depuis de nombreuses années – lui annonçant l’hospitalisation de leur mère, à Lomé. « Le halo brumeux d’une mélancolie s’est abattu sur moi, m’a ramené dans une région incendiée de mon passé » écrit-il. Au chaos d’Avignon fait place le blanc de l’hôpital en une vision furtive, et son propre vertige. Il se souvient des mots entendus dans l’enfance : « L’hôpital où l’on soigne avec du lait, l’hôpital où l’on enterre les vivants. » Ces appels téléphoniques entre les deux frères, pleins de silences et de non-dits et parlant de la mère, ponctuent le texte, de loin en loin. Ce point de rupture d’une mère qui s’en va permet à Kossi Efoui, tel un revenant, d’évoquer le parcours d’enfance, le regard sur ses proches et la vie là-bas. Le beau visage de sa mère et son élégance tissent l’ensemble du texte, et ses mots prononcés d’une voix de cristal au moment du départ résonnent dans sa tête : « Va vivre. Va vivre ailleurs et ne reviens plus dans ce pays. » Elle savait qu’il écrivait, qu’il écrirait toute sa vie, qu’il écrirait sur le mensonge.

Le premier mensonge nommé fut celui de la langue coloniale, de l’école post-coloniale qui avait hérité des méthodes de l’école au temps des colonies. « Qu’est-ce que tu as appris dans la langue de l’école ? » lui demandait sa mère qui ne parlait que l’ewe, langue interdite à l’école. « J’ai appris qu’il y a plus de mille soleils » lui répond-il un jour. Ce thème de l’école lui tient à cœur et l’image de sa mère se superpose à celle de le Grande Royale dans L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane. Il découvre ce récit vers quatorze ans, où se pose la question pour son héros, du choix d’aller à l’école coloniale ou à l’école coranique et de mesurer si « ce qu’il apprendra dans la première vaut ce qu’il y oubliera, et si ce que cette école lui donnera vaut ce qu’elle lui enlèvera. »

Il s’identifie à ce garçon lui, l’enfant aux os chétifs, exprimant que le chemin de l’école n’est pas un aller sans retour, « le retour s’appelle la traduction. Traduire, c’est faire dans sa langue et dans la langue d’autrui l’expérience de l’équivalence et du semblable » écrit-il en une belle définition. D’une langue obligée qu’il transforme en un point force il ouvre « la fenêtre de la traduction et de la poésie. » Pour lui la poésie est exorcisme et il rapproche Baudelaire d’une légende bambara.

Le film de la vie repasse à l’envers avec ce qu’on a bien voulu lui dire et ce qu’il a appris, au fil du temps : l’expropriation à la mort du grand-père paternel et les exactions coloniales visibles sur photos, le nomadisme des parents en Côte d’Ivoire au moment des Indépendances, l’accident qui avait failli lui coûter la vie quand il était bébé, les difficultés de santé du père et l’accompagnement de ce père mourant quand il a dix-sept ans. Il apprend la précarité, l’injustice, les gens des en-haut, les gens des en-bas. Il parle de son adolescence passée à la recherche de modèles, de l’angoisse du sommeil, de son amour pour les parures, de métamorphoses. Il évoque le vrai-faux coup d’état entre le Ghana pays siamois et le Togo, dans son cortège de violences. Il reste suspendu aux chants de sa mère, découvrant même qu’elle fut un temps cheffe de chœur. « Quand l’écriture m’est advenue vers mes douze ans, et aujourd’hui encore quand l’écriture m’advient, c’est de la même façon que ces chants qui venaient à ma mère, et pour les mêmes raisons : pour ne pas trop penser aux choses dures. »

Par Une magie ordinaire, Kossi Efoui rend un magnifique hommage à sa mère. Il confesse que tout ce qu’il a écrit et publié est en fait « le prolongement d’un jeu en forme de conversation en deux langues » avec elle.  C’est un livre musical, plein de tendresse et de poésie, une chanson douce dans un pays « au parfum de terreur », un récit de vie plutôt qu’un roman.

Brigitte Rémer, le 30 août 2023

Publication aux éditions du Seuil le 3 mars 2023. 160 pages. (17.50€ ) – site : www.seuil.com

L’Homme tempéré

Photo de couverture © Gaël Le Ny

Récits écrits par Élie Guillou, publiés aux éditions La Belle Étoile en août 2023, et lecture musicale donnée en avril, à la bibliothèque Couronnes-Naguib Mahfouz/Paris.

Avant même la publication de l’ouvrage dont la sortie a lieu dans quelques jours, Élie Guillou, chanteur, poète et écrivain, avait proposé en avril dernier une lecture de textes nés de ses voyages au cœur du Kurdistan, entre 2012 et 2016. Faisant face à un pupitre, accompagné de sa guitare, d’une enceinte d’où émanaient des chants arméniens, kurdes et turcs, ce fut un beau moment de partage, d’une grande simplicité et intensité.

Élie Guillou avait rencontré chanteurs et conteurs – les dengbejs – dans un Kurdistan écartelé entre Turquie, Irak et Syrie et chanté dans leur langue, établissant avec eux un dialogue « au-delà des langues. » L’homme-orchestre nous prend par la main et nous fait pénétrer dans sa liturgie par le récit, chante parfois à voix nue, psalmodie ou décline les demi-tons moyen-orientaux. Parfois sa guitare l’accompagne. Il donne à entendre le chant arménien d’un jeune marié ou la voix rocailleuse d’une femme, entre toux et plainte, dans l’appartement vide d’où l’on a emmené son père ; l’impuissance d’une délégation politique dans son incapacité à répondre ; le sourire du sergent l’invitant à prendre les armes ; les réponses stéréotypées des soldats aux questions posées, là où rêves et mensonges se superposent. Il y a toujours l’ombre d’une mitraillette derrière les mots et face à la question brûlante posée sur la ligne de front séparant les forces kurdes de l’État Islamique.

© Bibliothèque Couronnes – Naguib Mahfouz

Avec douceur, Élie Guillou rapporte la violence qu’il nomme parfois de manière crue, et le chant donne la nuance. Au Kurdistan où « un siècle de douleur peut devenir trois minutes d’éternité et les obstacles, un chant », la violence étatique invite à la révolte. Haine et jouissance dans la haine, lâchetés, sodomisations et viols sont au quotidien des guerres, ici comme ailleurs, les récits sont insoutenables Dans un camp de réfugiés, en Turquie, là où le regard des enfants est comme hanté, la guitare pour quelques instants calme la douleur. Et combien de jours de paix faut-il pour oublier une guerre, nous demande-t-il ?

A partir de situations dont il est le témoin à Diyarbakr, capitale située au sud-est de la Turquie – Amed en kurmandji – et dans la région, Élie Guillou devient le passeur de textes et de chants empreints de ces réalités sombres où la question de fuir ou de rester se pose en permanence. Il fait aussi entendre la chanson de Jiyan issue d’un texte qui déjà en attestait, Sur mes yeux, mis en scène sous le regard et conseil artistique du grand metteur en scène égyptien, Hassan El-Geretly – nous en rendions compte dans un article du 21 janvier 2018. Il exprimait aussi ce Kurdistan qui ne le quitte pas dans Happy dreams Hôtel en octobre 2021, par la voix de l’artiste kurde, Aram Taştekin, qui racontait sur scène ce qu’il avait vécu, ses exils – cf. notre article du 5 novembre 2021.

Au-delà du Kurdistan, Élie Guillou avait publié en 2019 des bribes d’histoires de vie dans Et tu oses parler de solitude, écrites lors d’une résidence d’écriture dans le quartier de Maurepas, au nord de Rennes. Breton enraciné, il sait aussi puiser dans ses racines pour faire entendre la voix des invisibles et la vie ordinaire. Aujourd’hui, dans ces chroniques du Kurdistan intitulées L’Homme tempéré, il met en lumière l’enchevêtrement des peuples et des destins et son engagement, la quatrième de couverture inscrit : « Dans ce récit d’apprentissage, un jeune homme issu d’un milieu tempéré s’éveille à la part tragique du monde. Il y raconte la colère face à l’indifférence, la honte face à l’impuissance. Mais aussi la douleur à l’épreuve de la douceur. » Le parcours d’Élie Guillou est à suivre avec attention.

Brigitte Rémer, le 17 août 2023

La lecture musicale s’est tenue le samedi 1er avril 2023 à la Bibliothèque Couronnes-Naguib Mahfouz, 66 rue des Couronnes 75020 Paris. Une nouvelle lecture-spectacle sera présentée le 19 octobre 2023, au Théâtre Antoine Vitez/scène d’Ivry, attentif à son travail depuis plusieurs d’années – site : www.theatrevitez.fr

L’Homme tempéré, est publié le 23 août 2023 aux éditions La Belle étoile (Hachette littérature). Par ailleurs, Élie Guillou signera son livre le jeudi 14 septembre à la librairie Libertalia, 12 rue Marcelin-Berthelot, à Montreuil – site : www.librairielibertalia.com

Danses sans frontières !

Le Festival de Danse Cannes Côte d’Azur France 2023 se tiendra du 24 novembre au 10 décembre, sous la direction artistique de Didier Deschamps – un événement Mairie de Cannes – Réalisation Palais des Festivals et des Congrès.

Affiche – Festival de Danse Cannes Côte d’Azur

Après avoir dirigé avec talent le Théâtre national de Chaillot de 2011 à 2020, Didier Deschamps succède à Brigitte Lefèvre et signe la programmation 2023 du Festival de Danse Cannes Côte d’Azur France, une biennale, qu’il intitule Danses sans frontières ! Ouverture, transdisciplinarité et découvertes  sont les mots-clés de cette édition qui pendant presque trois semaines, témoignera des pulsions et de la beauté du monde et montrera la richesse chorégraphique nationale et internationale. Vingt-sept compagnies venant de treize pays y seront accueillies, dans onze lieux de programmation.

Master class, projection de films, spectacles itinérants dans les établissements scolaires de Cannes, débats et tables rondes sont au cœur du projet. Le Festival débutera par les Rencontres entre cinq Écoles nationales supérieures de danse : le Centre national de danse contemporaine d’Angers, le Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Lyon et celui de Paris, le Pôle supérieur d’enseignement artistique Paris Boulogne Billancourt et le Pôle National Supérieur de Danse Rosella-Hightower. Ces écoles viendront avec soixante-dix jeunes en formation – les professionnels de demain, qui présenteront leurs travaux chorégraphiques.

La programmation place la focale sur des créations s’inscrivant en écho aux vibrations du monde. Trois d’entre elles seront données en première mondiale : Les Saisons, de Thierry Malandain ; Dub, d’Amalia Dianor, pièce pour douze jeunes danseurs urbains venant du monde entier et sélectionnés à la suite d’une résidence au Palais des Festivals de Cannes, réalisée en complicité avec Grégoire Korganow ; le danseur sur façade et chorégraphe Antoine Le Ménestrel rendra Hommage à Harold Lloyd, grande figure du cinéma, par une performance inédite sur le mur du Cineum, cet extravagant complexe cinématographique conçu par l’architecte Rudy Ricciotti. Il sera entouré d’artistes du territoire, comme il l’est partout où il passe, construisant de subtiles interférences avec d’autres artistes, ainsi à Rio de Janeiro, San Francisco, Tel-Aviv, Montréal et Paris, entre autres.

Un coup de projecteur sur la Norvège sera donné avec la création en France de la pièce Birget / Ways to deal, ways to heal par la chorégraphe Elle Sofe Sara, qui appartient à la culture sámie, un peuple autochtone de tradition nomade chargé de la migration saisonnière des rennes, peuple longtemps annihilé ; elle a baigné dans cette tradition sámie qu’elle transpose aujourd’hui en chants et en danse – on a pu voir lors de la dernière édition de « Paris l’été » sa très belle pièce, The Answer is Land (cf. notre article du 30 juillet 2023). Le collectif Korsia présentera Mont Ventoux, création en France pour huit interprètes, et la troupe B. Dance de Taïwan deux spectacles, Alice et 13 Tongues. La Trisha Brown Dance Company annonce For M.G : the Movie, pièce créée en 1991 et Working Title, créée en 1985. Le Ballet du Grand Théâtre de Genève dirigé par Sidi Larbi Cherkaoui inscrit la création de Fouad Boussouf, VÏA et la reprise de Skid, dans une chorégraphie de Damien Jalet. De nombreux artistes et compagnies sont annoncés dont Sharon Eyal et Gai Behar, Alexander Vantournhout, Etay Axelroad, Noé Soulier, Thomas Lebrun, les compagnies Mouvimiento, Paula Comitre, David Coria, Lara Barsacq, Philippe Saire, Michèle Noiret – qui participera aussi au séminaire Transmission d’une œuvre chorégraphique.

Didier Deschamps © Agathe Poupeney

La Plateforme Studiotrade – magnifique espace d’élaboration mettant en lumière le travail de création d’artistes chorégraphiques qui se fédèrent et partagent des temps de résidence et de programmation – accueille dans son programme Eman Hussein (Égypte) dont le geste chorégraphique puise dans la société égyptienne et capture celui des artisans et des rues du Caire ; ainsi que Marie Gourdain et Félix Baumann (France/Allemagne/Tchéquie), Silke Z (Allemagne), Sveinbjörg Thorahallsdóttir (Islande), Kossivi Sénagbé Afiadegnigban (Togo).

Le coup d’envoi d’un nouvel événement, Mov’in Cannes, compétition internationale de films de danse, sera donné et permettra la présentation de courts métrages devant un public composé de professionnels de la danse et de l’industrie cinématographique, présidé par Mathilda May. Différents Prix seront remis dont un Grand Prix qui offrira au lauréat une Résidence à Cannes Bastide Rouge, nouveau pôle d’excellence de l’économie créative et des métiers de l’image, et un Prix du ministère de la Culture qui attribuera une bourse à la création. Mov’in permettra de mener une réflexion autour de l’écriture de la danse à l’écran et des interactions entre ces deux langages artistiques

Enfin, une table ronde sur le thème Insertion et formation des jeunes danseuses et danseurs se tiendra le 26 novembre, en partenariat avec le ministère de la Culture, le Centre national de la Danse et le Pavillon noir où travaillent Angelin Preljocaj et son Ballet. Elle sera suivie d’une seconde table ronde, en février 2024. Les échanges s’annoncent fertiles.

La ville de Cannes invite au voyage tous les amoureux du geste, de l’image et du corps en mouvement à travers son Festival de Danse, sur un thème chargé, délicat et captivant, celui de la rencontre interculturelle. L’édition 2023 préparée par Didier Deschamps, orfèvre et artisan, sur le thème Danses sans frontières ! s’annonce plus que prometteuse.

Brigitte Rémer, le 15 août 2023

Le Festival aura lieu du 24 novembre au 10 décembre 2023, au Palais des Festivals et des Congrès de Cannes. Une conférence de presse s’était tenue à l’Académie des Beaux-Arts / Palais de l’Institut de France le 12 avril dernier, Didier Deschamps y avait présenté son programme.

Informations – Site : www.festivaldedanse-cannes.com – tél. :  04 92 98 62 77, du lundi au vendredi de 10h à 17h – mail : billetterie@palaisdesfestivals.com – guichets Office du Tourisme du Palais des Festivals – Esplanade G. Pompidou, Cannes Ouverts tous les jours de 9h à 19h (jusqu’à 20h en juillet-août). De 10h à 18h de novembre à février – points de vente partenaires habituels réseau France Billet, FNAC et Tickenet.

La Porte de Fatima / بوابة فاطمة

La Porte de Fatima, publication 2023

Pièce de Roger Assaf, traduit de l’arabe (Liban) par l’auteur – Suivi de « Nous allons bien, et vous ? » Lettres écrites sous une Pluie d’été – Préface de Jean-Claude Fall – Éditions L’Espace d’un instant, avec le soutien du Cercle des mécènes de la Maison d’Europe et d’Orient.

« Un jour j’ai découvert que le théâtre était la face cachée de l’Histoire. J’ai vu alors, sur une scène étroite habitée par des mots et des corps, les siècles se dévêtir et se démaquiller » dit l’auteur libanais et dramaturge se retournant sur son parcours. Également metteur en scène et acteur, Roger Assaf est connu pour son théâtre partisan, son engagement dans le tissu social et culturel, ses créations théâtrales au Liban et au Moyen-Orient. Fondateur du collectif Shams en 1999 puis de l’Espace Tournesol, à Beyrouth, en 2005, il fédère la jeune création théâtrale et participe de la transmission et de la réflexion sur les formes et écritures théâtrales. Francophone et francophile par sa mère, française, formé à l’École nationale supérieure de Théâtre de Strasbourg, il a d’abord mis en scène ses spectacles en versions arabe et française. Puis à l’écoute de la situation politique, économique et sociale libanaise, il a poursuivi en version originale et décentré son regard théâtral pour entièrement l’adapter à son contexte de vie et de création, à Beyrouth. Il déclarait en 2015 dans une interview – de Tarek Abi Samra à L’Orient-Le Jour – « C’est en enseignant le théâtre que j’ai pris conscience à quel point ce que nous apprenons aux étudiants est lacunaire, voire faux : nous leur imposons une vision du théâtre qui n’est pas la leur, qui ne correspond pas à leur propre culture. » Roger Assaf a, à son actif, plus de cinquante pièces de théâtre dans lesquelles il est acteur ou metteur en scène, ou les deux, quelques films et des émissions de télévision. Il est Commandeur dans l’Ordre des Arts et des Lettres, depuis 2013 et a reçu de nombreuses distinctions.

Écrite en 2006, La Porte de Fatima a été présentée la même année à Beyrouth, à l’espace Tournesol. Roger Assaf l’avait mise en scène et interprétait le rôle du Présentateur, sorte de metteur en scène et conteur qui donne le fil de la narration, comme le sont aussi à tour de rôle les autres personnages, interprétés par deux comédiennes. Certains passages du texte sont en arabe, sur scène ils sont soit surtitrés soit traduits par l’un des conteurs. Un écran en fond de scène permet la projection de quelques images intégrées au texte et servent de support au jeu dramatique.

La Porte de Fatima/Bawabet Fatmeh est un lieu hautement symbolique au Liban, point de passage entre la ville de Kfar Kila au Liban, et Israël. Au début de la guerre du Liban, en 1976, les Israéliens avaient ouvert la frontière pour aider les chrétiens qui s’opposaient à l’OLP (l’Organisation de libération de la Palestine). Fatima Mahbouba, une Libanaise blessée, fut convoyée jusqu’à l’hôpital israélien de Ramat Gan dans la banlieue de Tel-Aviv, où elle fut soignée. Ce fait a inspiré Roger Assaf. La pièce se déroule en huit séquences, dans un village du Sud-Liban et se rapporte à la guerre de juillet 2006.

Roger Assaf © bg.press

La première séquence, Sésame, ouvre-toi ! évoque le début de la guerre, comme un avant-propos : « Imaginez Fatima blottie contre sa mère, sa mère contre l’olivier et les balles qui sifflent de tous côtés. La mère est blessée, la fille court chercher de l’aide, quand elle revient, sa mère n’est plus là. » Dans la seconde séquence, Le Mariage de Zeinab, on assiste à l’immuable rituel social que représente l’institution du mariage, alors que le photographe choisi pour capter l’événement est très amoureux de la jeune femme : « Mes larmes diront des choses que personne ne comprendra, elles ne parleront qu’à toi…» lui déclare-t-elle. Ces images, sourdes, traverseront la pièce. La Pluie d’été, troisième séquence, porte le nom de l’opération militaire du 12 juillet 2006, celle qui « dévora l’espace libanais. » La scène se couvre des messages de solidarité envoyés du monde entier, du Liban et même d’Israël. Les comédiennes se métamorphosent, l’une en mère israélienne, l’autre en mère libanaise pour un échange vigoureux et un dialogue de sourd dans lequel le Présentateur tient le rôle d’arbitre et de chef d’orchestre. Les accusations réciproques pleuvent, la comptabilité des destructions et des morts se met en marche. « Au milieu des décombres, la mère libanaise chante une lamentation » dit la didascalie. La quatrième séquence, Le Téléphone d’Aytaroum, met en scène une conversation de la dernière chance entre un homme coincé sous les décombres de sa maison et un ami qui l’avait appelé, conversation rapportée par Le Présentateur qui se transforme en cet homme essayant de se dégager et de survivre. Dans la cinquième séquence, Les Tortues de Tyr, une mère, Madame Wardé, attend son fils au bord de la grève, c’était « le plus beau et le meilleur pêcheur de la région. » Elle lui transmet des messages par les tortues marines voyageuses avec lesquelles elle a noué amitié, jusqu’à en perdre la raison. Sa douleur et sa colère s’expriment par des imprécations sur la fin du monde qui déchirent le sable et l’air. Sixième séquence, La Porte de l’extase fait le récit d’une relation chaotique entre une jeune femme abusée par un homme jusqu’à son avortement, à travers une joute verbale entre Le Présentateur, rattrapé par le personnage, et La Femme. Une comédienne et une putain sont les héroïnes de la septième séquence, Le Rire de l’hyène où le Présentateur fait monter les enchères entre l’humain et l’animal. La laideur et le beau se superposent, et derrière la femme mutilée apparaît Zeinab la jeune mariée, en effigie dans le boitier du photographe qui traverse la pièce. Et la métaphore n’est jamais loin : « Pour moi, Beyrouth, c’est ça, c’est une femme défigurée par la guerre et qui a un visage qui n’est pas le sien. Elle essaie de rire et elle ne peut pas. » La Dernière porte, une courte séquence, ferme la pièce et résume le destin de Fatima Fawad – une autre Fatima – qui, le 12 juillet étant à Damas, est rentrée chez elle quelques jours plus tard pour retrouver sa famille décimée, leur grande et belle demeure, détruite.  « Si tu n’es pas pluie, mon aimé, Sois arbre, nourri de fécondité, sois arbre Et si tu n’es pas arbre, mon aimé, Sois pierre, nourri d’humidité, sois pierre Et si tu n’es pas pierre, mon aimé, Sois lune, dans le songe de l’aimée, sois lune » dit la lamentation.

Composée, à partir de récits, d’anecdotes et de témoignages collectés, de documents photos et vidéos, de poèmes et de chansons, la pièce évoque le conflit israélo-libanais qui s’est étendu sur trente-trois jours, et parle des villages du Sud du pays, anéantis par Israël en représailles aux attaques de fedayins. Le Présentateur-narrateur, qui est aussi l’auteur, Roger Assaf, raconte non seulement la guerre mais aussi son engagement, individuel et collectif, comme artiste et directeur du théâtre Le Tournesol et montre l’universalité de la résistance théâtrale et culturelle. La théâtralité s’imprime dans la superposition de son récit et sa métamorphose en personnages, adaptés à chaque situation.

Affiche du spectacle (Beyrouth 2006)

Le texte qui suit La Porte de Fatima et qui a pour titre Nous allons bien et vous ? publie les dix lettres envoyées par le Théâtre Tournesol de Beyrouth, entre le 13 juillet et le 13 août 2006 aux amis du monde entier. Commentaire politique des événements et témoignages, elles donnent aussi la clé des enjeux de la révolte et de l’indignation. Ces deux textes puissants et qui se complètent, nés d’événements tragiques dans une région, le Moyen-Orient, restée explosive, mériteraient d’être repris et montrés en France et dans le monde.

Brigitte Rémer, le 12 août 2023

La Porte de Fatima, de Roger Assaf, est traduit de l’arabe (Liban) par l’auteur – La pièce est suivie de « Nous allons bien, et vous ? » Lettres écrites sous une pluie d’été – Préface de Jean-Claude Fall – Éditions L’Espace d’un instant, avec le soutien du Cercle des mécènes de la Maison d’Europe et d’Orient. (13 euros) – site : parlatges.org – tél.: + 33 9 75 47 27 23

Une Rencontre avec Roger Assaf est programmée le samedi 16 septembre 2023, à 14h30, à l’Institut des Cultures Arabes et Méditerranéennes de Genève.

La Momie / Al-Mummia 

© Abdel Aziz Fahmy

Film de Shadi Abdessalam (Égypte) réalisé en 1969, en 35mm/couleurs (122’) – producteur délégué Salah Marei – programmé dans le cadre du colloque Cinéma et Archéologie du musée du Louvre/université Paris Nanterre, présenté par Anne-Violaine Houcke, maîtresse de conférence, études cinématographiques – Version originale numériquement restaurée par World Cinema Foundation avec le soutien du Ministère égyptien de la Culture, à Cineteca di Bologna – Auditorium Jean-Claude Laclotte/musée du Louvre.

Toi qui pars, tu reviendras sont les premiers mots du film La Momie, qui frappe d’emblée par la beauté des images et le lyrisme de ses plans, autant que par le destin du film et celui de son réalisateur, Shadi Abdessalam. Après des années de travail, ce chef d’œuvre du cinéma égyptien est resté presque invisible – sa diffusion, confidentielle, n’ayant eu lieu qu’en 1975, six ans après sa réalisation. C’est le seul long-métrage réalisé par Shadi Abdessalam, mort en 1986, alors qu’il travaillait depuis plus d’une quinzaine d’années sur un second long-métrage, Akhenaton, qui ne verra pas le jour.

© Abdel Aziz Fahmy

Né le 9 mars 1930 à Alexandrie d’une famille originaire de Haute Égypte, Shadi Abdessalam fait des études à Oxford, se forme au théâtre à Londres, Paris et Rome, puis en architecture à l’Institut des Beaux-Arts du Caire, avant de s’orienter vers le cinéma. Homme de grande culture il est d’abord décorateur et assistant auprès de Salah Abou Seif, père du cinéma réaliste égyptien et de Joseph Chahine, sur Saladin. Il est ensuite engagé par la Fox et travaille avec Joseph Mankiewicz sur Cléopâtre en 1963, Jerzy Kawalerowicz sur Pharaon en 1966, et Roberto Rossellini pour la série de La Lutte de l’homme pour la survie, en 1967. Il dirige le Centre expérimental du film, au Caire, à partir de 1968 et signe trois courts métrages tournés en 1970, Le Paysan éloquent/ Al Fallah al fassieh ; 1975, Juyush Ash-Shams ; 1982, La Chaise/ Tut’ Amnakh Amun adh-dhahabi, seules traces avec La Momie de ses travaux personnels.

Shadi Abdessalam se passionne pour l’Egypte Antique et remonte à la XXIè dynastie. Il part d’une histoire vraie, qui s’est déroulée en 1881 à Deir el Bahari dans le cadre du complexe funéraire situé sur la rive gauche du Nil face à Louxor et Karnak, au sud de la Vallée des Rois. Adossés à la paroi rocheuse de la montagne de Thèbes, temples et tombes recouvrent l’ensemble du territoire. Le réalisateur prend connaissance des écrits de l’égyptologue français Gaston Maspéro qui avait succédé au célèbre égyptologue Auguste Mariette comme conservateur du service des antiquités égyptiennes, au Caire. Maspéro lance une enquête pour tenter de percer le mystère des pilleurs de tombes, de la circulation et de la vente des objets volés et nomme Ahmad Kamal pour cette mission. Dans la montagne, depuis des siècles la tribu Hourabât assure ses revenus en pillant les tombes et garde secret leur emplacement et le passage qui y conduit. Même les papyrus de la Reine Ndjemet, fille de Ramsès X et de la Reine Tyti, ont disparu. Pour arriver à leurs fins et dérober les trésors, ils blessent profondément la montagne. Quand leur chef meurt et après l’avoir accompagné dans l’au-delà de la voix des pleureuses, la transmission du secret passe de l’oncle aux deux fils qui découvrent la manière dont vit la tribu. Face au dilemme ils se refusent à poursuivre le trafic. Le premier est rapidement éliminé et jeté dans les eaux, Wannis, le second, brave sa mère et déjoue le complot des anciens. « Les morts, c’est ça notre pain !» s’exclame-t-il.

© Abdel Aziz Fahmy

Le film débute par la parole du Livre des morts, à l’époque de l’Égypte Antique qui a valeur de formule magique et religieuse mais qui est aussi en prise avec la réalité égyptienne de l’époque, la défaite de la Guerre des six jours qui s’est déroulée en 1967, deux ans avant le tournage. Le film pose la question de l’identité : « Perdre son nom c’est perdre son identité. » Il se déroule presque exclusivement la nuit, dans une ambiance lunaire et de réverbérations sur des décors naturels où temples, déserts, felouques et rives du Nil, murs des tombeaux éclairés par des torches ont une présence magnétique ; certaines scènes sont tournées dans les célèbres Studios Misr, au Caire (cf. notre article du 16 novembre 2020). La musique et le vent du désert guident l’action, l’échange des regards est d’une grande intensité, l’œil d’Horus – symbole de protection contre le mal, la maladie et les mauvais esprits, chargé du pouvoir de guérir et de protéger contre les forces du mal n’est jamais loin, de même que la main qui emprisonne le destin. Il y a des silences et des chuchotements, il y a des trahisons. On est en pleine tragédie grecque, avec la même puissance que le travail de Pasolini sur Sophocle à travers Œdipe-Roi, tourné en 1967 ou celui d’Euripide à travers Médée, en 1969. Les personnages se détachent, véritable statuaire, dans les anfractuosités de la pierre et l’obscurité presque complète.

Avec Shadi Abdessalam on part à la recherche des tombes manquantes dans les roches du désert, on rencontre Murad le cousin équivoque et Ayoub le marchand-entremetteur, chargé d’écouler la marchandise et qui fait régner la loi du talion. La femme sert d’appât, de niches en cachettes dans des jeux de chassés-croisés. « Vous n’êtes que grain de sable au cœur de cette montagne… » Autre moment fort celui de la rencontre entre l’équipe Maspéro-Kamal, et Wannis, prêt à collaborer pour sauver ce précieux patrimoine. « Que font les gens de la ville au pied de la montagne ? Ils en appellent aux ancêtres. »  « Es-tu le chef des gens de la ville ? » lui demande-t-on avant de l’accueillir sur le bateau. Pour une dernière fois, Wannis regarde ses montagnes. « Sois le bienvenu… » Puis il conduit l’équipe d’archéologues jusqu’aux tombeaux, véritable éblouissement à la lueur des torches et émotion, sur une pellicule qui pâlit et se décline du gris au blanc. Les yeux du Pharaon brillent, et apparaissent Seti Ier, Amenhotep, Ramsès II… L’inventaire est stupéfiant. « Te voilà dans ta beauté. A nouveau, tu ressuscites tous les matins…»

© Abdel Aziz Fahmy

La Momie/Al-Mummia est un film métaphorique et visionnaire qui transmet des pans de la culture égyptienne antique et décale la notion de temps. On est à la fois dans l’immobilité et le mouvement, le hiératisme et la gestuelle, la XXIè Dynastie et la fin du XIXè. Le traitement de la tribu se déplaçant dans la montagne et s’éclairant aux flambeaux, prête à une chorégraphie de toute beauté, sophistiquée et en majesté ; ainsi dans la dernière partie du film quand la tribu drapée de noir se fond dans le paysage et assiste, de loin, au défilé des quarante sarcophages que l’on monte, de nuit, à bord, puis à l’éloignement du bateau quand retentit la sirène et que la cheminée fume. On aperçoit au loin le Temple de Thèbes. « Réveille-toi. Tu ne périras pas… dit la voix de la conscience, ils ont atteint la Vallée. » Le film parle d’immortalité.

La musique de Mario Nascimbene – qui avait composé pour la série de Rossellini évoquée ci-dessus – les drapés, les éléments de la nature, le vent du désert blanc, les regards et les visages, les silences, tout, sous la caméra du réalisateur, Shadi Abdessalam, est architecture, composition, ardeur, souffle, élégie et poésie. Beaucoup de non-professionnels figurent dans le film qui n’affiche pas de star au générique mais qui montre une écriture cinématographique flamboyante et théâtrale, et des échanges d’une grande intensité dramatique. Le rôle de Maspéro est tenu par un acteur égyptien et Shadi Abdessalam utilise le motif de l’œil pour poser son regard sur la connaissance du passé et se ré-approprier l’Histoire de l’Égypte et son héritage. « On t’a appelé par ton nom et tu as ressuscité. »

© Abdel Aziz Fahmy

De l’homme comme du film, Serge Daney journaliste et critique de cinéma avait en 1986 écrit dans Libération : « Car appliqué à Abdessalam, le mot esthète est mince, presque vulgaire. Le goût de la beauté a accompagné l’homme toute sa vie (drapé dans sa cape, il avait fière allure). Pas une beauté surajoutée, en plus, mais ce qui était beau, depuis toujours, en Égypte… La beauté de La Momie vient, pour nous, de ce sentiment que tout a été choisi, pesé et aimé – puis filmé, inéluctablement » ; belle synthèse de la singularité du réalisateur et de son unique long métrage, un véritable chef-d’œuvre.

Brigitte Rémer, le 7 août 2023

Titre original Al mummia – titre français La momie – titre international The Night of the counting years. Réalisation Shadi Abdessalam – production General Egyptian Cinema Organisation Merchant Ivory Productions – producteur délégué Salah Marei – scénario Shadi Abd al-Salam – image Abdel Aziz Fahmy – montage Kamal Abou El Ella – musique Mario Nascimbene – Avec : Ahmed Marei/Wannis – Ahmed Hegazi/le frère – Zouzou Hamdy El-Hakim/la mère – Gaby Karraz/Maspero – Mohamed Khairi/Kamal – Mohamed Nabih/Murad – Nadia Lofti/Zeena – Shafik Nourredin/Ayoub – Ahmad Anan/Badawi – Abdelazim Abdelhack/un oncle – Abdelmomen Aboulfoutouh/un oncle – Ahmed Khalil/le premier cousin – Helmi Halali/le second cousin – Mohamed Abdel Rahman/le troisième cousin – Mohamed Morshed/l’étranger.

Le colloque Cinéma et Archéologie organisé par le musée du Louvre et l’université Paris-Nanterre s’est tenu du 11 au 13 mai 2023 dans l’auditorium Jean-Claude Laclotte du musée du Louvre. Le film a été présenté par Anne-Violaine Houcke, maîtresse de conférence en esthétique, histoire et théorie du cinéma et de l’audiovisuel à l’université Paris-Nanterre.

Senghor et les arts – Réinventer l’universel 

Roméo Muvekannin, « Hosties noires »  © Brigitte Rémer – (1)

Exposition au musée du Quai Branly-Jacques Chirac/Galerie Marc Ladreit de Lacharrière – commissaires : Mamadou Diouf, Sarah Ligner, Marc Vallet – Jusqu’au 19 novembre 2023

Grand écrivain et poète, premier Président élu de la République du Sénégal après l’Indépendance du pays le 20 août 1960 – mandat qu’il exercera pendant vingt ans avant de démissionner de ses fonctions – premier Africain élu à l’Académie Française, homme de réseau sachant cultiver le lien entre son pays et la France, défenseur de la Francophonie, Léopold Sédar Senghor est un grand humaniste.

Il débute son parcours intellectuel et politique dès les années 1930 en participant à des discussions internationales qui dénoncent le racisme, la colonisation, la ségrégation, et qui ambitionnent de faire « entrer les peuples noirs sur la grande scène de l’histoire » comme l’écrit en 1956 un autre grand poète, le Martiniquais Aimé Césaire. Avec lui et avec son épouse, Suzanne Césaire, avec d’autres intellectuels dont les Martiniquaises Jane et Paulette Nardal et avec Léon-Gontran Damas, né à Cayenne, il devient pionnier de la Négritude – qu’il définit comme « la simple reconnaissance du fait d’être noir, et l’acceptation de ce fait, de notre destin de Noir, de notre histoire et de notre culture. » Senghor a incarné la voix de son Peuple et porté haut la Culture, mettant en place une politique culturelle d’envergure au Sénégal. Il plaide pour une civilisation de l’universel à partir du métissage culturel et de la lutte contre les replis identitaires et les impérialismes : « Il s’agit que tous ensemble – tous les continents, races et nations – nous construisions la Civilisation de l’Universel, où chaque civilisation différente apportera ses valeurs les plus créatrices parce que les plus complémentaires. » C’est ce parcours lié aux arts et à la culture, occupant une place centrale dans la pensée de Senghor, que montre l’exposition, sa politique et diplomatie culturelles qu’il initie au lendemain de l’indépendance et ses réalisations majeures dans le domaine des arts.

La notion d’art et de culture chez Senghor est synonyme d’échanges interculturels et de circulation des formes artistiques. Lui-même se reconnait comme quelqu’un de multiculturel : « Je songe à ces années de jeunesse, à cet âge de la division où je n’étais pas encore né, déchiré que j’étais dans ma conscience chrétienne et mon sang sérère. Mais étais-je sérère moi qui portait un nom malinké – et celui de ma mère était d’origine peule ? Maintenant je n’ai plus honte de ma diversité, je trouve ma joie et mon assurance à embrasser d’un regard catholique tous ces mondes complémentaires » écrit-il dans l’article L’Afrique s’interroge. Subir ou Choisir ? publié en 1950 dans la revue « Présence Africaine. » Il avait participé à Paris-la Sorbonne au premier Congrès des écrivains et artistes noirs, convoqué en septembre 1956 – dans un contexte de colonisation et de ségrégation raciale – à l’initiative d’Alioune Diop, fondateur en 1947 de la revue Présence Africaine. Pour la première fois, intellectuels, artistes et militants noirs de divers continents et de toutes obédiences politiques se rassemblaient. Ce rendez-vous sera suivi, trois ans plus tard, à Rome, d’une seconde édition.

Entretien avec Younousse Seye © Brigitte Rémer  – (2)

Pour démontrer la vitalité et l’excellence de la culture africaine et renforcer ces rendez-vous du donner et du recevoir, Senghor propose une première exposition d’art africain d’envergure internationale, à Dakar, intitulée Art nègre : Sources, Évolutions, Expansion, organisée en collaboration avec l’Unesco et la France, en avril 1966, au Musée dynamique de Dakar construit pour l’occasion. Cette même exposition sera présentée deux mois plus tard au Grand Palais, à Paris. Cinq cents œuvres issues de collections publiques et privées du monde entier y sont montrées, autour d’un grand colloque, de pièces de théâtre, concerts, spectacles de danse… attirant des milliers de spectateurs venus du monde entier. Pour faire connaître l’art africain au plan international. Pendant ses années à la Présidence, Senghor crée un Commissariat aux Expositions d’Art à l’Étranger et développe des partenariats dans un principe d’expositions croisées entre la France et le Sénégal, permettant d’augmenter le rayonnement culturel du Sénégal : ainsi les expositions de Marc Chagall, Pablo Picasso, Pierre Soulages, accueillies à Dakar en 1971 et 1972 et les Salons des artistes sénégalais au Musée dynamique de Dakar en 1973 et 1974, suivis de l’exposition L’Art sénégalais d’aujourd’hui au Grand Palais. À partir de 1973, Senghor entreprend de créer un vaste complexe culturel qui s’articulerait autour d’un musée conçu comme « l’une des plus importantes institutions muséographiques de l’ouest-africain. » Il en confie le projet architectural à Pedro Fez Vozquez, auteur du Musée national d’anthropologie de Mexico. Ce Musée des Civilisations Noires n’ira malheureusement pas jusqu’à son terme en raison de la démission de Senghor de la Présidence, en 1980. Dans le film Ghost Fair Trade réalisé par Laurence Bonvin et Cheikh Ndiaye, on voit Senghor rappeler ses ambitions culturelles pour le Sénégal depuis l’indépendance, et redire sa volonté de soutenir une architecture sénégalaise.

« Ghost Fair Trade » © Brigitte Rémer » – (3)

Plusieurs grands artistes illustrent l’œuvre poétique de Senghor, apportant un complément d’images, complément de rythme.  Le premier à illustrer ses poèmes, est le peintre et graveur français d’origine hongroise Émile Lahner. Il sera suivi de Marc Chagall, André Masson, Alfred Manessier, Hans Hartung, Pierre Soulages, Zao Wou-Ki, Maria Helena Vieira da Silva et Étienne Hojdu, dans le cadre de fructueux dialogues engagés avec Senghor-poète. Sont présentées dans l’exposition quelques pages des Lettres d’hivernage illustrées des lithographies originales de Marc Chagall, de Chants d’ombre, oeuvre ornée d’un dessin numéroté composé par André Masson et exécuté à la main, en empreinte, avec du sable du Sénégal, venu de Joal et M’Boro, réalisé par Bernard Duval. On y voit aussi des encres sur papier de Chérif Thiam et des références aux tableaux d’Amadou Seck, Théodore Diouf, Daouda Diouck et Amadou Sow, des esquisses de masques et statues avant sculpture de Iba N’Diaye, et ses Études de têtes de mouton et Tabaski, partie de sa recherche consacrée à la fête de Tabaski célébrée par les Musulmans à travers la prière et le sacrifice du mouton. Des entretiens vidéo avec des artistes – dont le peintre Viyé Diba, de la seconde génération de l’École de Dakar et avec Simon Njami, spécialiste de l’art contemporain et de la photographie en Afrique, critique d’art et commissaire de nombreuses expositions sur l’art africain – apportent documentation et réflexion.

Modou Niang, « L’Oiseau mystique »  © Brigitte Rémer (4)

Pendant sa Présidence, Léopold Sédar Senghor dédie plus d’un quart du budget de l’État à l’éducation, la formation, la culture et au soutien de la création contemporaine. Des institutions de formation, de création et de diffusion sont mises en place pour les arts plastiques et les arts vivants, dans des domaines aussi variés que la peinture, la tapisserie, le théâtre ou le cinéma. La Maison des Arts, créée à Dakar en 1958, et qui propose un enseignement en musique, danse, art dramatique et une section Arts Plastiques devient L’École des Arts après l’indépendance pour « puiser dans le passé et créer un art nouveau. » Senghor inaugure en juillet 1965 le Théâtre national Daniel Sorano co-financé par la France et le Sénégal, avec une salle de mille deux cents places. On voit dans l’exposition des dessins et maquettes de spectacles – dont Macbeth, mis en scène par Raymond Hermantier dans une scénographie d’Ibou Diouf. En décembre 1966 s’inaugure la Manufacture nationale de tapisserie de Thiès, située à soixante-dix kilomètres à l’est de Dakar, fruit d’échanges entre les lissiers des ateliers des Gobelins et de Beauvais et les tapissiers sénégalais. Des tapisseries comme Voy Bennël et La Semeuse d’étoiles de Papa Ibra Tall, ou encore L’oiseau mystique de Modou Niang tissée à Thiès, sont montrées dans l’exposition. On y voit les Études de têtes de mouton et Tabaski de Iba N’Diaye, partie de sa recherche consacrée à la fête de Tabaski célébrée par les Musulmans à travers la prière et le sacrifice du mouton. Senghor considérait les artistes de son pays comme des ambassadeurs, qu’ils soient acteurs, musiciens, plasticiens…  On le voit infatigable dans ce contact avec les artistes et la promotion de leurs œuvres. On le voit aussi dans sa construction de la diplomatie culturelle et les événements qu’il accompagne tout au long de sa Présidence, marquant de sa présence tous les moments d’échanges interculturels et internationaux.

Placée au haut sommet du musée du Quai Branly, dans la Galerie Marc Ladreit de Lacharrière, l’exposition Senghor et les arts. Réinventer l’universel est plus que salutaire actuellement, dans un contexte où les relations avec l’Afrique de l’Ouest se dégradent. Elle montre, en six séquences, la puissance de la volonté politique et à quel point les interactions entre pays dans le domaine des arts et de la culture peuvent être fructueuses, au-delà de l’inventaire du passé. L’exposition a été rendue possible grâce au don fait au musée du Quai Branly-Jacques Chirac en 2021 par Jean-Gérard Bosio, ancien conseiller diplomatique et culturel de Léopold Sédar Senghor, d’une partie de sa collection donnant l’accès à de nombreuses œuvres d’artistes de l’École de Dakar aux recueils illustrés des poèmes de Senghor – Lettres d’Hivernage, Chants d’ombre, Élégies majeures – des affiches d’expositions à de nombreux documents, photographies et articles de journaux rapportant les événements culturels de l’époque, à Dakar.

Dans Senghor et les arts – Réinventer l’universel, le Chef d’État et Poète est montré avec simplicité et clarté dans ce qui lui tenait à cœur et les idées qu’il défendait et qui ont parfois été vivement critiquées. L’exposition a une valeur pédagogique certaine, rappelant qu’il a définitivement marqué l’histoire intellectuelle, culturelle et politique du XXe siècle en affirmant le rôle de l’Afrique dans l’écriture de son histoire et dans son commentaire sur le monde.

Brigitte Rémer, le 3 août 2023

« Macbeth », décor Ibou Diouf © Brigitte Rémer  – (5)

Visuels – (1) : Roméo Muvekannin, Hosties noires, Bains d’élixirs et peinture acrylique sur toile libre, Galerie Cécile Fakhoury, Abidja, Dakar, Paris – (2) Entretien avec Younousse Seye, artiste plasticienne et actrice – vidéo, Musée du Quai Branly-Jacques Chirac/Entrecom 2023 – (3) : Ghost Fair Trade réalisé par Laurence Bonvin et Cheikh Ndiaye, vidéo couleurs 2022 – (4) : Modou Niang, L’Oiseau mystique, d’après une maquette des années 1970, tapisserie tissée aux manufactures sénégalaises des arts décoratifs de Thiès, collection du Mobilier national – (5) : Ibou Diouf, Macbeth de William Shakespeare, plan du dispositif scénique, Théâtre national Daniel Sorano, saison 1968/69, décors Ibou Diouf, encre sur papier, Bibliothèque nationale de France.

Commissaires : Mamadou Diouf, professeur d’études africaines et d’histoire aux départements des Études sur le Moyen Orient, de l’Asie du Sud et de l’Afrique (MESAAS) et d’Histoire de l’Université de Columbia, New- York (États-Unis) – Sarah Ligner, responsable des collections mondialisation historique et contemporaine, musée du quai Branly-Jacques Chirac, Paris – Sarah Frioux-Salgas, responsable des archives et de la documentation des collections à la médiathèque, musée du quai Branly-Jacques Chirac, Paris – scénographie Marc Vallet – Publication d’un catalogue édité par le Musée (29,90 euros).

Jusqu’au 19 novembre 2023, du mardi au dimanche de 10h30 à 19h, le jeudi de 10h30 à 22h. Fermé le lundi – Musée du Quai Branly-Jacques Chirac/Galerie Marc Ladreit de Lacharrière, 37 quai Branly, 75007. Paris – métro : ligne 9 /Alma-Marceau ou Iéna – ligne 8 : Ecole Militaire – ligne 6 : Bir Hakeim

Jean-Michel Basquiat et Andy Warhol, à quatre mains

J.M. Basquiat, A. Warhol, Arm and Hammer II , 1984/1985 – (1)

Exposition à la Fondation Louis Vuitton, jusqu’au 28 août 2023 – Commissariat général Suzanne Pagé, directrice artistique de la Fondation – Commissaire de l’exposition, Dieter Buchhart – Commissaire associé, Olivier Michelon.

Dans le Downtown Manhattan des années 1980, il n’était pas rare qu’un artiste pratique plusieurs disciplines artistiques et croise peinture, performance, musique et cinéma. Par ailleurs, travailler à plusieurs était une pratique courante. C’est dans ce contexte que très tôt – alors qu’il n’a pas vingt ans – Jean-Michel Basquiat se passionne pour la figure d’Andy Warhol et sa vision des rapports entre art et culture populaire. Il le rencontre officiellement en 1982 à la Factory, par l’intermédiaire de Bruno Bischofberger, galeriste et collectionneur suisse, ils travailleront dans le même atelier pendant deux ans, en 1984-1985. Ensemble, ils réaliseront une œuvre commune, vibrante et énergétique.  C’est ce que montre la Fondation Louis Vuitton, qui avait exposé l’œuvre de Jean-Michel Basquiat, en 2018.

J.M. Basquiat, A. Warhol,6.99 , 1985 – (2)

On connaît Andy Warhol (1928-1987), artiste-star du pop-art et vecteur de communication des grandes marques américaines, dont l’image est une sorte de masque renvoyant aux mécanismes du capitalisme et de la société de consommation. Ses sérigraphies en témoignent et son parcours est souvent vu de manière réductrice dans ses productions mécaniques et portraits mondains. En même temps il s’est toujours passionné pour la scène émergente de New York, porteuse d’une nouvelle culture et de liberté, pour les cultures urbaines et il admire l’énergie et l’inventivité des jeunes créateurs. Depuis les années 1960, Warhol travaille sur des supports de toute nature et touche aux différentes techniques des arts visuels : peinture, graphisme, dessin, photographie, sculpture, film, mode, télévision, performance, théâtre, musique, littérature et art numérique. Il défie les frontières en art et la classification entre les disciplines, et dans ses recherches se donne toute liberté.

Né d’un père originaire d’Haïti et d’une mère d’origine portoricaine, Jean-Michel Basquiat (1960-1988) a travaillé comme peintre, dessinateur, performeur, acteur, musicien, poète et DJ. Il s’était fait connaître avec le graffeur Al Diaz à Downtown Manhattan sous le pseudonyme SAMO – Same Old shit – gravant sur les murs de la ville des formules poétiques, souvent critiques ou provocatrices. Son emblème et sa signature sont une couronne – en lien probablement avec ses racines familiales – qu’on retrouve sur les murs et autres supports comme dans l’ensemble de son oeuvre. « Depuis que j’ai 17 ans, je pensais que je pourrais être une star. Je pensais à tous mes héros, Charlie Parker, Jimi Hendrix… J’avais un sentiment romantique sur la façon dont ces gens sont devenus célèbres. » Ses prises de position tranchées contre le capitalisme se sont exprimées notamment dans son contre-projet Don’t Tread on Me présenté dans l’exposition, qui se réfère au Gadsden Flag, le drapeau américain montrant sur un fond jaune un serpent à sonnette se dressant pour mordre avec la devise suivante, inscrite au-dessous, « Don’t tread on me/ne me marche pas dessus. » Collages et écritures, liberté et insolence sont la clé de son parcours. Il a vingt-deux ans quand il rencontre Warhol et que se tisse une étroite collaboration entre l’aîné et le plus jeune, mue par une fascination réciproque.

Andy Warhol, Portrait of  Jean-Michel Basquiat as David, 1984 – (3)

Peintures, dessins, photographies et archives sont, dans l’exposition, montrés en miroir, et parfois pour la première fois en Europe. Parmi les oeuvres individuelles d’Andy Warhol, on peut retenir la photo Polaroïd, Self-Portrait with Jean-Michel Basquiat et le Portrait de Jean-Michel Basquiat, en David, peinture polymère synthétique et encre sérigraphique sur toile. De Jean-Michel Basquiat, la toile Dos Cabezas, acrylique et bâton d’huile sur toile sur châssis en bois, où il dessine un portrait de Warhol à côté de son autoportrait ; ou encore Untitled (Andy Warhol with Barbells) et Brown Spots (Portrait of Andy Warhol as a banana), deux acryliques et bâtons d’huile sur toiles ; ou encore une galerie de portraits chargée de signes et écritures sur une quarantaine d’assiettes alignées au mur, qui fait penser au récit d’une BD.

Sur les cent-soixante toiles réalisées à quatre mains dont la moitié sont présentées dans l’exposition, certaines sont considérées comme les plus importantes de leur carrière. Leur méthode de travail ne fait pas mystère, ils en donnent quelques clés : « Andy commençait la plupart des peintures. Il mettait quelque chose de très reconnaissable, le logo d’une marque, et d’une certaine façon je le défigurais. Ensuite, j’essayais de le faire revenir, je voulais qu’il peigne encore », explique Basquiat. « Je dessine d’abord, et ensuite je peins comme Jean-Michel. Je pense que les peintures que nous faisons ensemble sont meilleures quand on ne sait pas qui a fait quoi », complète Warhol. L’exposition les replace dans le contexte new-yorkais des années 1980, autour des œuvres de Jenny Holzer, Kenny Scharf, Keith Haring et Michael Halsband, photographe de la série Gants de boxe, réalisée à la demande de Basquiat autour des deux artistes métamorphosés en boxeurs. Auteur de nombreuses peintures murales, Keith Haring caractérisait la collaboration du duo artistique, Warhol-Basquiat comme une « conversation advenant par la peinture, à la place des mots » et la création, au-delà de leurs deux personnalités artistiques, de deux esprits qui ont fusionné pour en créer un « troisième, séparé et unique. »

S’est agrégé à leur travail et dialogue l’artiste italien Francesco Clemente qui s’était installé à New-York au début des années 1980 et qui considérait la coopération artistique comme une partie intégrante de son activité. Une quinzaine de toiles de la galerie de Bischofberger – dont Horizontal Painting et Premonition – œuvre commune des trois artistes, Warhol, Basquait et Clemente, sont présentées, dans lesquelles ce dernier apporte un côté onirique qui se reconnaît facilement : « C’était presque un miracle de pouvoir joindre mes forces à celles d’artistes que je respectais et, par cette collaboration, remettre en question les limites toujours plus étroites des récits portés par le monde de l’art » répondait-il, interviewé par Dieter Buchhart.

On peut aussi voir de nombreux chefs-d’œuvre comme Arm and Hammer, acrylique et huile sur toile, œuvre ayant prêté à plusieurs versions dont l’une où la figure noire est bâillonnée, la couronne présente, les mots raturés, une autre qui inclut Charlie Parker et son saxophone que Basquiat admirait ; Olympic Rings, acrylique et encre sérigraphique sur toile où Warhol peint les anneaux olympiques des Jeux d’été de 1984, à Los Angeles et Basquiat ensuite détourne l’information, noircissant certains anneaux et posant une figure noire sur la toile ; Taxi, 45th/Broadway, qui met en exergue la violence de Jean-Michel Basquiat face à l’injustice, au racisme, à la ségrégation et aux discriminations dont traite sa peinture, illustrés ici par le refus d’un taxi conduit par un Blanc, de prendre en charge un Noir ; il y a des Natures mortes à quatre mains, comme Eggs, Apples and Lemmons, Cabbage qui signent la fructueuse collaboration entre les deux artistes, ainsi que la déclinaison de publicités comme le logo Paramount, développé en séries, montrant l’effervescence américaine des années 80, et le commentaire fait par Basquiat-Warhol à partir de références iconiques du moment artistique et politique ; comme General Electric qui inverse les rôles, Basquiat utilisant la sérigraphie tandis que Warhol  se met à peindre par-dessus.

Jean-Michel Basquiat, Dos Cabezas, 1982 – (4)

Une salle hors-format enfin place le visiteur face à deux œuvres titanesques, la première, Chair, acrylique, bâtons d’huile et crayon sur toile, où des fauteuils blancs sont posés sur un fond vert pré, et entre ces fauteuils s’intercalent des signes, écritures, mains et visages, figures  géométriques construites et déconstruites de Basquiat ; la seconde, African Masks, acrylique et encre sérigraphique sur toile sur laquelle sont placés des masques noirs ou masques blancs de la mort, des visages, alignés à la manière d’une exposition, des figures totem, des lambeaux d’écriture, couleurs, traits et tâches. « Nous avons peint ensemble un chef-d’œuvre africain,  une trentaine de mètres de long. Il est meilleur que moi …» écrivait Basquiat parlant de l’intervention de Warhol. Enfin, jamais exposé du vivant des deux artistes, Ten Punching Bags (Last Supper) suspend des sacs de frappe pour l’entrainement du boxeur sur lesquels Warhol a peint le visage du Christ d’après une reproduction de La Cène de Léonard de Vinci et Basquiat, a apposé le mot judge superposant l’idée de boxe et de communauté africaine-américaine. Dans l’une des galeries se trouvent aussi les objets utilisés pour une émission de télévision d’Andy Warhol, reflet du dialogue entre les deux artistes – scooter, blouson, images etc.

Après ce parcours commun flamboyant, à partir de septembre 1985, Basquiat prend ses distances dans sa collaboration avec Warhol, blessé par les critiques attribuées à seize de leurs œuvres communes présentées à la Tony Shafrazi Gallery, remettant son travail en question. Leur activité artistique commune se suspend mais leur amitié demeure, jusqu’à la mort brutale de Warhol au cours d’une opération, en 1987. Cette mort affecte beaucoup Basquiat qui crée à sa mémoire une pierre tombale-triptyque, sorte d’autel intitulé Gravestone, où l’on retrouve une croix jaune, une longue tulipe noire, le mot Perishable, qu’il semble avoir voulu effacer et son motif récurrent d’une tête quasiment de mort. Un an plus tard, Basquiat succombe à une overdose, à l’âge de vingt-huit ans,

Paige Powell, Andy Warhol et Jean-Michel Basquiat devant le tableau OP OP, dans l’ atelier d’Andy Warhol, 1984 – (5)

L’exposition Jean-Michel Basquiat et Andy Warhol, à quatre mains est le fruit d’un magnifique travail réalisé par la Fondation Louis Vuitton qui a mobilisé toutes les galeries du bâtiment pour que le visiteur s’insère dans ce dialogue entre les deux artistes. Elle montre la rage et l’engagement du premier pour « faire exister la figure noire », l’ambivalence et l’ironie du second et ouvre sur deux esthétiques, témoignant du contexte artistique new-yorkais  dans les années 80 et d’un moment de l’Histoire américaine.

Brigitte Rémer, le 2 août 2023

Visuels – (1) : Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, Arm and Hammer II, 1984-1985 – Acrylique, encre sérigraphique et bâton d’huile sur toile – 167 x 285 cm – Collection Bischofberger, Männedorf-Zurich, Suisse © The Estate of Jean-Michel Basquiat. Licensed by Artestar, New-York. © The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by ADAGP, Paris 2023 – (2) : Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, 6.99, 1985 – Acrylique et bâton d’huile sur toile – 297 x 410 cm – Nicola Erni Collection – Photo : © Reto Pedrini Photography – © The Estate of Jean-Michel Basquiat. Licensed by Artestar, New York. © The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by ADAGP, Paris 2023 – (3) : Andy Warhol, Portrait of Jean-Michel Basquiat as David, 1984 – Peinture polymère synthétique et encre sérigraphique sur toile – 228,6 x 176,5 cm – Collection of Norman and Irma Braman © The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by ADAGP, Paris 2023 – (4) : Jean-Michel Basquiat, Dos Cabezas, 1982 – Acrylique et bâton d’huile sur toile sur châssis en bois – 152,4 × 152,4 cm – Collection particulière Courtesy Gagosian. © The Estate of Jean-Michel Basquiat. Licensed by Artestar, New York © Robert McKeever – (5) : Paige Powell, Andy Warhol et Jean-Michel Basquiat devant le tableau OP OP dans l’atelier d’Andy Warhol, 860 Broadway, 1984 – Tirage pigmentaire d’archive, tirage d’exposition – Collection Paige Powell © Paige Powell.

Commissaire générale de l’exposition Suzanne Pagé, directrice artistique de la Fondation Louis Vuitton – commissaires invités Dieter Buchhart et Anna Karina Hofbauer, assistés d’Antonio Rosa de Pauli – commissaire associé Olivier Michelon, conservateur à la Fondation Louis Vuitton – Assistante d’exposition Capucine Poncet – architecte scénographe, Jean-François Bodin et associés – catalogue de l’exposition, éditions Gallimard, 288 pages, (39€).

Jusqu’au 28 août 2023, lundi, mercredi et jeudi de 11h à 20h, vendredi de 11h à 21h – Nocturne le 1er vendredi du mois jusqu’à 23h – samedi et dimanche de 10h à 20h – Fermeture le mardi. Fondation Louis Vuitton, 8, avenue du Mahatma Gandhi, Bois de Boulogne, 75116 Paris – métro : ligne 1, station Les Sablons – site : www.fondationlouisvuitton.fr

Prochaine exposition annoncée par la Fondation Louis Vuitton, une grande rétrospective consacrée à l’œuvre de Mark Rothko, à partir du 18 octobre 2023.